A nos étoiles...
Quand on est parti, la mer était bien formée et le vent soufflait comme on ne l'avait plus senti depuis Gascogne. On savait que ça n'allait pas durer, que c'était juste un moment à passer.
Des vagues plus grosses que des maisons, avec des descentes comme des pistes de ski.... Certes pas des noires mais des jolies bleues ! Le train de houle était ridé, un peu comme le sable à marée basse quand il est marqué par le passage de la marée qui recule, ourlé de mini-dunes qui se répètent à l'infini. Là, les mini-dunes sur la plage devenaient des mini-vagues marquées par d'un fin trait blanc d'écume sur une vague plus ventrue,. Ca résonnait, le grand dans le petit, à la manière des fractales. Il y en avait des énormes, des paquets d'écume... Ils ondulaient sous l'eau, dans le dos des vagues avant de ressortir de l'autre côté en grande pompe, bruyants comme un train qui négocie un pont de fer.
Cette mer bien formée a rempli notre première journée et première nuit. Le rythme des quarts est revenu. L'appréhension de la nuit aussi. C'était difficile de rentrer dedans, jusqu'à la troisième nuit. Et c'est étrange car on aurait dit que le soleil, la lune et les étoiles avaient du mal eux aussi.
Le jour était pâle, d'une luminosité éblouissante mais sans contraste, trop blanche. Le soleil ne perçait pas ou très peu. La nuit était totale. Pas de lune, bon, ça, on le savait... mais pas d'étoiles non plus ! Rien. La panne d'électricité non-prévue en plein mois de décembre, où tu n'as ni bougie, ni briquet, ni alloufs, ni lampe de poche et où même, pas de bol, ton portable est à plat ! C'est pénible, hein, ce genre de situation à la noix. Quand tu sortais pour prendre ton quart de veille, t'avais l'impression de conduire une formule 1 les yeux bandés. Mais peu à peu, tes pupilles s'habituent et tu distingues vaguement la silhouette un peu moins sombre du foc sur l'horizon, comme tu distingues vaguement l'arête du mur des chiottes que tu allais te prendre en plein front. On s'habitue à tout...
Ni lune, ni soleil... Juste l 'obscurité que chasse la lumière et la lumière que chasse l'obscurité. Et bien, c'est plus difficile sans ces deux astres qui rythment tellement bien les journées de leurs lever et coucher ! Chaque prise de quart est un peu douloureuse sans eux... Tu restes quelques minutes les yeux rivés sur tes pieds, dans le flou, comme le restant de ton corps tout ouateux. Tu émerges, ou pas ou peu. Dehors, c'est parfois comme un dimanche chez mémé devant un feuilleton de l'inspecteur Derrick. Ta tête essaye de rester droite à surveiller compas et horizon ou écran carré de qualité discutable, mais la force irrésistible de Morphée la tire lentement vers le bas, tout comme tes paupières toujours trop lourdes. Tu parais rentrer en toi-même comme un trépied télescopique. Puis, quand une vague un peu plus grosse claque sur la coque ou que le coucou de la pendule à mémé hurle le temps, tes paupières et ta tête se redressent d'un seul coup, en un éclair... Et là, tu scrutes l'horizon toujours trop noir pour te réveiller, à la recherche des loupiotes d'un éventuel cargo. Tu te sens un peu ridicule, un peu minable. Tu espères toujours un peu que mémé ne t'a pas vu ! Il y avait bien le photoplancton. Il éclatait de lumière dans l'eau noire. Le sillage de Beluga était luminescent et l'écume de sa vague d'étrave aussi. Mais, c'est pas comme une étoile, une lune ou un soleil !
Au troisième jour, le soleil est revenu. La visibilité avec lui. Tous deux très timides au début. On a compris qu'un vent chargé du sable du Sahara avait soufflé... une pellicule jaune ocre tapissait tous les endroits au vent de Beluga. Il s'appelle l'Harmattan. La lune n'était toujours pas prévue mais quelques étoiles étaient bien haut dans la nuit. Tout ça s'est amélioré peu à peu. Les deux dernières journées pétaient de soleil et j'ai même aperçu le premier croissant de lune qui revenait. Les étoiles aussi sont revenues... La vie revenait autour de nous, il n'y avait pas que juste la lumière ou que juste le noir. Et là, on a pu constater qu'on avait laissé dans notre sillage quelques degrés de latitude Nord. La polaire, qui était à quatre ou cinq mains au-dessus de notre chêne à Kermargon, presque à pic au-dessus de nos têtes, trônait à seulement quelques centimètres de l'horizon, derrière nous. Et devant, dans le balcon, se dessinait la croix du Sud, cette constellation qu'on n'avait encore jamais pu contempler et qui inaugure vent doux et mer presque chaude pour nous, les Bretons adoptifs...