La houle, c'est tantôt haut tantôt bas!
J'ai quitté Mindelo mardi 24 janvier en début d'après-midi. Enfin, c'est ce que me dit le livre de bord tenu par mes chefs de bord aussi scrupuleusement qu'un inspecteur des impôts qui croit que l'argent du contribuable est le sien tient ses registres...
Ça soufflait bien dans le chenal qui sépare Santo Antao et San Vincente. On filait à plus de six noeuds sous trinquette et deux ris dans la GV. Mais, Santo Antao, c'est un peu la Tenerife du Cap Vert. L'île a un sommet qui n'a rien à envier au Pic du Teide espagnol! Il me toisait de ses 1979 mètres de haut et surtout, m'a cassé les généreux Alizés jusque tard dans la première nuit. J'étais sous son vent à ce satané sommet. Remonter le chenal pour passer au vent de l'île nous aurait obligés à faire du près dans une mer désagréable...
Bref, première nuit un peu frustrante...
Mais au petit matin, on ne distinguait plus Santo Antao et l'air hautain de ses hauteurs n'avait plus d'emprise sur le vent. Des poissons volants virevoltaient autour de ma coque.
Ils m'ont toujours bien fait marrer ces individus qui semblent hésiter entre l'air et l'eau. Certains maîtrisent les deux éléments et réussissent des slaloms étroits entre des vagues rapprochées tout en caressant de temps en temps du bout de leurs ailes l'eau bleue. D'autres, peut-être plus jeunes, peut-être simplement très peu habiles, étaient à peine sortis d'une vague écumante qu'ils se prenaient la suivante en pleine face et s'arrêtaient telle une mouche qui se prend un pare-brise.
A bord, chacun prenait ses marques. Le temps était à nouveau rythmé par la vie des quarts. Ils avaient opté pour une tactique en 3-2-2. Ils commencaient par trois heures de veille et de sommeil puis deux et deux. Les levers et couchers de soleil balançaient tout cela. Le pain aussi, a fait son apparition au bout de la troisième ou quatrième nuit. C'est Jean-Sam qui s'y collait... et à la fin de son quart du petit matin, ça sentait la boulangerie dans le bateau, avec un pain tout chaud qui sortait du four. Le déjeuner et le goûter étaient également des moments chaque fois attendus et marqués. J'ai vu défiler des burgers, des darnes de bonite fraîchement pêchée, des crêpes, des pizzas, des gâteaux au chocolat, du stoemp, du gâteau au yaourt, de la soupe froide de betterave rouge, des pancakes...
Bref, c'était presque Top chef à bord gaque jour. Les mômes ont fait des cabanes de doudous improvisées ici et là dans mon ventre, ils ont joué aux capsules... Ils sont dingues des capsules et les collectionnent à plus soif, ils seront incollables sur les bières de chaque pays à la fin du voyage ! J'espère que cela ne va pas heurter l'éducation nationale! Et donc, ils s'inventent des jeux auxquels le plus expert des gamers ne comprendrait sans doute rien de rien! Ils ont essayé de toucher du bout de leur pied ma vague d'étrave qui n'en finissait plus de chanter... Ils ont bouquiné pas mal. Après le réveil, même Fanch prenait un j'aime lire et le lisait à haute voix, lové dans les bras de sa mère. Ils ont très peu regardé de films et les jeux numériques sont toujours interdits de bord! Bref, c'était plutôt sympathique.
En fin de première semaine, assez rapidement en fait, le vent s'est établi autour de 25 noeuds, parfois plus, parfois moins. La houle a pris de l'embonpoint et écumait de partout... La mer est devenue forte et, peu à peu, elle est même passée à grosse. Je dévalais des collines d'eau bleue. Ça déferlait tout autour...
C'était surtout la nuit que le vent se faisait capricieux, avec des grains qui amenaient des rafales et même de la pluie parfois. Ils ont joué avec ma garde-robe comme ils aiment bien faire dans ces cas-là... Je suis passée à trois ris dans la grand voile et trinquette... Puis, ils ont carrément fait tomber la GV et ne m'ont laissé que la trinquette à l'avant. Très vite, le génois tangonné est venu lui tenir compagnie. Moi, j'étais bien. On a bien rigolé avec Zizou. C'est un sacré équipier, en or même! Je salue à nouveau au passage ceux qui l'ont aidé à embarquer avec nous d'ailleurs! Je me bouffais presque 150 milles par jour.
Mais, ça tire sur la couenne de l'équipage ce genre de condition... Mes mouvements parfois rendus brusques par ceux de la mer, étaient susceptibles d'envoyer dinguer n'importe quel sumo d'un bout à l'autre du carré ! Tout devient compliqué et exige des efforts... Faire à manger, ranger, faire pipi ou plus gros, se faire une toilette de chat, se brosser les ratiches, s'habiller pour la nuit, s'habiller pour le jour. Alors est arrivée la fatigue... surtout en fin de deuxième semaine. Les mômes mettaient moins le nez dehors et avaient moins de ressort. Les conflits ont, à l'instar de la houle, pris de l'embonpoint ! Mais entre les enfants uniquement. Entre Sabine et Jean-Sam, c'était un peu comme entre Zizou et moi! Le temps leur est devenu un brin plus long, aux petits monstres... La seule chose qui les mettaient encore en mouvement, c'était ma vague d'étrave et son écume ou leurs capsules.
Ma vague d'étrave, par Beluga, Maracuja 42
Les relèves de quart étaient plus douloureuses, avec un sas de passation de plus en plus court. La joie de celui qui allait se coucher était proportionnelle au dépit de celui que l'alarme de la tablette arrachait à ses rêves! Certains gestes devenaient automatiques... J'ai par exemple surpris Sabine en train d'essayer d'allumer ses lunettes de soleil qui reposaient sur sa tête, à l'endroit même où la frontale séjournait la nuit.
Mais l'océan étalait chaque jour un doux camaïeu de bleu clairsemé des colères de l'écume et le vent permettait à l'eau de fredonner vitesse et bercement le long de ma coque. Tous les deux, ils parvenaient à captiver les troupes et à faire du point sur la carte l'épisode d'une série aussi captivante que Game of throne...
Alors est venu un jour, le moment où je suis entré dans le dernier carré de la carte, le moment où j'ai passé le fuseau horaire de la Guadeloupe, le moment où il ne restait que 100 milles, le moment où mon étrave a découvert une langue de terre, le moment du dernier souper et celui du dernier petit-déjeuner, le moment où on a allumé le moteur, le moment où on a affalé la dernière voile à poste, le moment où les aussières ont été frappées à mes taquets puis à ceux du ponton et enfin, le moment où je me suis immobilisé. Il y avait plus de 2100 milles entre mes deux dernières escales, un océan tout bleu, quinze journées et quinze nuits mais il y avait surtout l'histoire d'une drôle de tribu tantôt complice tantôt tiraillée, qui essaie d'avancer, avec des hauts et des bas, des cris de joie ou de colère, des fous rires ou des crises de nerf...
Maracuja 42, Beluga, en transat...