J'ai quitté Grand Bahama Island samedi matin, il y a une semaine déjà. On n'était pas aux pièces, ça s'est fait en douceur après les incontournables pancakes. Mais le ciel était encore teinté de rose. Cap vers le gulfstream. Une trentaine de milles me séparaientt du tapis roulant, je les ai parcourus à l'aide de ma bourrique. Eole était aux abonnés absents. Je suis arrivé sur le fameux tapis en fin d'après-midi. Eole n'était toujours pas là. Malgré les deux noeuds qui se sont ajoutés sans douleur à mon compteur, j'étais un peu dans un état de somnolence avancé vu le ronronnement du moteur. La grand-voile me réveillait parfois par ses mouvements d'impatience, entraînant la bôme de babord à tribord et finissant dans des grands 'clak'... un peu comme une vieille dame endormie dans la salle commune d'une maison de retraite, son chat sur les genoux, sursauterait à la sortie claironnante du coucou du pendule. La vie à bord, c'était peinard entre pâtisseries et devoirs!
En soirée, Eole a un peu soufflé, mais vraiment un tout petit peu... Trop timidement pour mes kilos! D'autres géants, en revanche, sont apparus à l'horizon. Vous savez, ces Golgoths où on aime retrouver des formes... Ils montaient silencieusement à mon vent jusqu'à atteindre des hauteurs dignes des plus hauts sommets new-yorkais.
Une lune ronde comme une femme sur le point d'accoucher accompagnait ce joli spectacle. Le souci dans l'histoire, c'est que ces Golgoths, quand ils vous passent au-dessus du mat, amènent souvent vent, pluie et parfois tonnerre et éclairs ! Bon, le vent et la pluie, je peux faire le gros dos... Mais les éclairs en mer, c'est une autre histoire! Oh, certes, j'ai déjà croisé des voisins de pontons qui te rétorquent "Oh mais, euuuh, tu saaaaiiiiis, les éclairs, ils préfèrent la crête des vagues que le mat" ou bien "Ooooh, mais il n'y a pas de souciiiii. Il y a vraiment très peu de probabilités pour que cela te tombe dessus tu sais!" ou bien encore "Aaah, mais faut pas t'inquiéter comme ça, il suffit de passer une chaine autour du mat et de la faire plonger dans l'eau"... Bref, tout le monde y va de sa p'tite recette ou de son bon tuyau! Mais zut, flut et même plus... Moi, j'ai les j'tons. C'est comme ça. Les statistiques et autres fabulettes n'y changeront rien. Taisez-vous donc! Chuuut! J'ai juste envie de rentrer au port et mettre mon équipage à l'abri. Donc, les fameux Golgoths, ils se sont mis à péter de ci de là sur l'horizon noir. Je crois qu'à bord, on n'aimait pas non plus beaucoup trop ça! On les guettait du bout des yeux ou du compas pour essayer de déjouer leur trajectoire afin de les éviter ! D'autres passaient leur inquiétude dans des histoires acabadabrantes de vaisseaux schroumpfs ou de points de croix en mode capsules.
Les journées et les nuits se sont succédées un peu sur ce mode là. Entre pétole, gros gras grains gris et gulfstream. Lui aussi, c'est une sorte de Golgoth! Dès que je m'éloignais un peu de la veine centrale pour négocier les grains ou le cap, on voyait bien à l'état de la mer que le grand Seigneur n'était pas trop content qu'on le quitte comme ça ! Les vagues dansaient comme les remous anarchiques d'une marmite bouillonnante. Bon, là, elles dansaient encore un truc un peu calme. Mais avec un vent de Nord, elles seraient pas restées sur du reggae...! Bref, oubliez cette zone si vent et courant ne sont pas d'accord. Ça doit être proche de l'enfer sur terre, enfin, sur mer. Donc, on avait pétole mais finalement, on était un peu content. Jusqu'à ce que le pilote décide de faire la tronche... c'est le boîtier en plastique qui a lâché. Du coup, il n'avait plus d'appui pour tenir la barre. Un peu comme si on demandait à un barreur de barrer sans son coude. Du coup, il a fallu barrer non-stop dans les moments de pétole ! Aussi passionnant qu'un épisode de l'inspecteur Derrick du dimanche après-midi... Autant dire que le temps a commencé à être longuet... on était presque content quand un grain pointait sa truffe, amenant enfin du vent et des sensations de barre!
On a croisé des dauphins. Des Golgoths encore... C'était les plus grands qu'on ait croisés depuis le début de notre voyage. Des vrais Flipper le dauphin! Il y a eu les oiseaux aussi. Eux, les grains, la pluie, le vent, les éclairs, ils n'en avaient strictement rien à faire! En forçant un trait cartoonesque, on pouvait se les figurer slalomant entre les éclairs, s'abreuvant de pluie dans un looping avant de redescendre en flèche vers le creux d'une vague!
Puis au soir du quatrième jour, on a aperçu des lumières sur la côte. Mon étrave pointait vers elles. C'est toujours un peu la fête quand on voit une balise après une traversée. Celle-ci marquait notre passage du cap Hatteras. Un peu tard dans la soirée, il y a eu d'autres lumières. Elles explosaient en gerbes lumineuses. J'ai cru d'abord naivement que c'était pour mon arrivée dans les eaux territoriales ou pour l'anniversaire de cousin Robin mais on était le 4 juillet! J'ai appris que c'était la fête nationale par ici!
Au petit matin, j'ai croisé les premiers pêchous. On n'était plus au Maroc ou à Haïti. Des Golgoths encore... Comme on peut en voir en France aussi. La brume est arrivée. On y voyait plus grand chose même si on sentait que ça allait se lever. C'est à ce moment là que le radar lui aussi s'est mis en grève ! Je sais pas ce qu'ils ont tous à faire la tronche... C'est peut-être car on a quitté les Tropiques. C'est vrai que la vie en slip, c'est fini. En tout cas la nuit ! On enfile les couches et le pantalon une fois le soleil couché.
Avec les gros grains, les cirés et vestes de quart sont sortis des placards, dégageant une odeur de soupe à mémé!
La mer n'était plus de ce bleu intense en arrivant! Tout le monde l'a remarqué à bord! Mais en même temps, elle est tellement fascinante quand la pluie s'abat sur elle en milliers de gouttes dans un tendre camaïeu de gris! Il m'a fallu une dernière journée entière pour rallier Norfolk. Le vent a fini par chasser la brume. Les voiles sont sorties mais le moteur est resté pour les appuyer. Des buildings se sont dessinés...
La VHF s'est mise à nous parler. Mais franchement, on comprenait un mot sur dix dont le 'over' final, c'est dire! A un moment, on a vaguement compris qu'il y aurait un exercice de tir! Puis ça a commencé à péter sur tribord. Welcome! Le truc pas du tout anxiogène après quatre nuits de sommeil hasardeux n'est-ce pas! Ah, c'est certain, ça tient en éveil mais bon, c'est un peu agressif surtout quand tu es incapable de déterminer la zone! Ceci-dit, il y avait des bateaux qui patrouillaient, ils nous auraient sans doute dit de dégager. Enfin, j'espère!
Bref, je vais finir car c'est un peu longuet, à l'image de cette nav, désolé. On a passé avec le courant le pont de Norfolk entre gros culs et bateaux surmotorisés du dimanche. On a piqué vers Little Creek Reservoir. On a tourné un bon moment avant de trouver une place de parking. Finalement, un gars nous a fait signe sur un ponton inespéré où j'ai pu aller m'amarrer. Un autre gars est venu nous saluer nous demandant si on avait besoin de quoique ce soit et il est revenu avec quatre bières bien fraîches qu'il nous a laissés siroter paisiblement... Quel accueil! J'ai eu même droit aux customs le soir même... Mais petit uniforme plutôt sympa vu que tout était en règle! Il était plus de 20 heures. Des grains pétaient au dehors, mais plus pour moi! A plus, les Golgoths...