Quand on a commencé à penser à tout ça, c'était il y a 14 ans, quand on y a pensé plus sérieusement, c'était il y a 14 mois...
Aujourd'hui, on est à quelques jours de partir. Il est tellement facile de l'évoquer ce truc... Mais tellement compliqué de le faire se réaliser. Construire une maison d'abord, préférer intervenir soi-même sur chaque étape plutôt que de faire intervenir quelqu'un, parce qu'au sinon, ben c'est le porte-feuille qui coince... Faut que tout coïncide bien ensuite... La vente de la maison, l'acquisition du bateau, le déménagement et l'aménagement... Bref y'a toujours une liste en cours dans tout ça et les nuits sont courtes car certaines idées font comme des vis dans le cerveau.
Puis maintenant, voilà que cela devient complexe en plus. Pas d'un coup... Non.
Au début, il y avait les arbres. Ben oui, ça peut être noueux un arbre. Et en même temps, on peut difficilement être plus ancré qu'un arbre. Ils peuvent difficilement mettre les voiles eux. Je coinçais dès que je voyais un bel arbre.
Les premiers, c'étaient ceux en haut du bout de bois qui menait au canal... A Kermargon. Il y avait là deux arbres très élancés. Ils s'enlaçaient... Une branche de l'un passait dans la branche de l'autre. Ils n'avaient rien à envier aux amants de Klimt. Ils dansaient un peu dès que le vent se mettait à souffler, timidement.
Après, il y a eu le petit chêne qui saute aux yeux quand on arrive chez nous. Le petit chêne qui ne l'était plus quand on a quitté les lieux. Il avait pris en assurance le bougre.
Puis, l'érable dont je me suis dit que je ne pourrais contempler les feuilles rougeoyantes à l'automne, le mirabellier qui commençait à peine à être généreux mais dont nos papilles ne dégusteraient pas l'évolution , les ifs où on a projeté tellement d'arc...
Ceux du bord des routes, des chemins, les connus, les moins connus.
Après, j'ai élargi un peu le point de vue et sont venus les paysages... Tout ce vert qu'il y a partout. Du vert pomme au vert bouteille, le gris de la pluie bretonne est magicien quand il s'agit de ressortir autrement. Une colline, un bocage et hop, mon œil devenait pensif, absent... Et puis, dans ces paysages, quelque fois, c'est mon quotidien que je me surprenais à épier. La route de tous les matins, les murs de l'école, les cris dans la cour, mes enfants dans le trampoline, chez les voisins, chez leurs grands-parents, les échanges avec une copine ou une collègue... Tout ça devient presque fragile.
Et puis un jour, les yeux se posent sur les gens, proches ou lointains, les piliers ou les roseaux. On les croise, par hasard ou moins... Et on se dit que, ben on les verra plus avant un bon bout de temps. Et alors, la complexité te saute à la gueule d'un coup. Tu es triste et en même temps tu te dis que c'est pas possible d'être aussi con, que les couchers de soleil te donneront mille fois les rouges de l'érable, que nos corps vont découvrir des rythmes que les amants du talus ne soupçonnent même pas, que les dégradés vont enfin prendre d'autres couleurs que le vert, que tu vas rencontrer plein de gens, différents ou moins différents. Mais rien y fait, tu es triste. T'as l'impression qu'on t'arrache un truc à l'intérieur, et tu en viens au constat que c'est complexe de partir, bordel de merde, un sac de nœuds tout aussi torturés que le sont les branches des arbres. Mais bon, pas d'inquiétudes... Une fois que les amarres auront été larguées, les vagues prendront la place des arbres. C'est noueux aussi les vagues, des fois!